C’est l’histoire d’un buzz…
Résumé de l’histoire
Paris, le 12 octobre 2010, place de la Bastille. La manifestation parisienne contre la réforme des retraites a pris fin. Un camion de pompier intervient pour éteindre un feu de camp au milieu de la place (pas d’urgence, c’est un petit feu « de camping » et la place est un vaste espace pavé). Mais les CRS reçoive l’ordre de disperser tout le monde. Un manifestant se trouve là ; il se trouve que lorsqu’il ne manifeste pas avec ses amis, il est journaliste à Canal+. Il reçoit quelques coups de matraque et « défend » en brandissant sa carte de presse. Il est filmé.
Un premier message, publié le lendemain à 10h53 sur Twitter, dévoile ce fait. C’est le début du buzz. L’histoire s’échappe rapidement de Twitter ; d’abord sur Le Post, puis sur Rue89, lequel publiera un autre témoignage encore plus alambiqué : une mère de famille se reçoit des coups de matraque. Oui mais voilà, elle publie son témoignage sous son statut de journaliste. Voilà qui est pour le moins maladroit.
Le seul fait avéré d’un matraquage de journaliste en service et en toute connaissance de cause concerne un preneur de son de TF1.
Mon commentaire sur cette affaire
Il est facile et réconfortant de s’épargner la peine de réfléchir et de se contenter de hurler avec la meute. Nombre de pseudo-commentateurs y sont allés de leur petite analyse, comme à chaque fois qu’on parle de ces « feignasses de fonctionnaires » ou des « nantis des transports » ou encore de ces » hypocrites de profs qui manifestent parce qu’il fait beau ».
Eh bien c’est pareil avec les journalistes : des nantis qui se croient au-dessus des autres avec leur carte de presse (bouh !) et leur saloperie d’allocation pour frais d’emploi de 7650 euros (oui oui, vous qui achetez tout votre matériel professionnel avec vos sous, vous êtes des privilégiés).
Bref, ça fait tourner le café du commerce et je suis heureux que les cafetiers me gardent ces « penseurs » au comptoir. D’ailleurs, je ne prête habituellement pas attention à tout ce bruit. Voir à ce sujet Alain Joannès sur le rapport signal/bruit.
Mais voilà, le non-événement déborde jusque dans les colonnes de sites web et de journaux prétendument sérieux. Parmi eux, Article XI a commis un article particulièrement démagogique et dépourvu de pensée critique sur cette non-affaire. D’autant plus regrettable que le nom de ce média est une référence à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi.
Critiquer les médias, c’est bien, mais n’est pas Bourdieu qui veut et faut-il encore ne pas critiquer à tout va, surtout quand le sujet n’existe pas.
Voici donc retranscrit ici in-extenso mon commentaire publié sur le site d’Article XI (les trois phrases entre guillemets et en gras sont issues d’un autre commentaire) :
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« Selon vous, si le CRS voit une caméra ou une carte de presse, il doit pas taper ? »
Tout à fait. Ça s’appelle le droit d’informer. Le journaliste témoin devrait pouvoir témoigner librement. C’est une règle qui est même respectée en temps de guerre (Liban, Balkans, etc.). Au moins jusque dans les années 2000. Depuis, c’est un peu le foutoir. C’est devenu une mode de taper les journalistes (verbalement ou physiquement).
L’exemple du journaliste de C+ est différent car on voit qu’il cherche manifestement à provoquer la réaction des CRS devant la caméra. Je viens d’ailleurs de regarder plusieurs vidéos de MOAS Press ; on dirait qu’ils cherchent régulièrement et à tout prix l’affrontement avec les forces de l’ordre. C’est puéril et discréditant. C’est un buisness, mais c’est de la télé-réalité, pas du journalisme. C’est hors sujet. D’ailleurs, je pense que c’est un buzz absolument inutile, basé sur un non événement et qui fait plus de publicité à MOAS Press qu’autre chose. Mais ça marche, j’y participe aussi.
« On s’en fout que le gars qui se soit fait matraquer ait une caméra ou une carte de presse. C’est pas le problème. »
Dans ce cas c’est vous qui avez un problème de perception des symboles.
« Le problème est qu’un (des) gars se soit (sont) fait matraqué, et que les médias s’en foutent puisqu’il(s) n’a(ont) pas de carte de presse… »
Vous retournez le problème selon le thème qui vous arrange. C’est hors sujet. Mais c’est une question qui se pose effectivement dans un second temps : pourquoi ça ne pose de problème à personne que les CRS s’acharnent sur un citoyen ? Pourquoi cette banalisation ? Pourquoi opérer un nivellement par le bas en réclamant que les journalistes puissent se faire bastonner comme les autres, et ne pas penser le contraire : opérer un nivellement par le haut et réclamer que les citoyens aient la possibilité de ne pas se faire bastonner, comme les journalistes ?
Vous préférez quoi : tous dans la merde, ou tous soudés ? Nivellement par le bas ou par le haut ?
Nous sommes 37390 journalistes à posséder la carte de presse en 2010, plus un nombre considérable de journalistes à ne pas la posséder. Etes-vous prêt à fourrer TOUS les journalistes, ainsi que l’ensemble d’une profession, réduite péjorativement à sa « corporation », dans le même sac qu’UN seul type qui fait l’imbécile devant une caméra ? Ou même parce qu’une trentaine de types faignants et/ou pas engagés trustent les canaux audiovisuels et papier ?
Indice : Tous les jours, vous n’avez devant les yeux qu’une minorité de stars de la profession qui ne la représente pas ou mal (par égoïsme, arrivisme, que sais-je encore). Je vous remercie d’arrêter là vos fantasmes : le journalisme, c’est un métier qui sert quotidiennement à l’immense majorité d’entre nous à payer son loyer et à remplir son frigo. Point.
La seule différence (et je n’en suis ni fier ni honteux), c’est que le journaliste est un témoin. Et qu’on peut légitimement se poser des questions quand les forces de l’ordre d’un pays l’empêche de témoigner ; en d’autres termes : empêche ce témoin de rendre compte d’une situation aux citoyens non présents sur place.
Je trouve assez étonnant que les récipiendaires de l’information tapent gaiement sur leurs fournisseurs quand ceux-ci sont empêchés de faire leur travail. J’avoue que ça ne me viendrait pas à l’esprit de me réjouir des difficultés d’approvisionnement en farine de mon boulanger. Mais bon, je dois être un peu bête.
Maintenant, que vous pensiez que tous les boulangers du monde sont des pourris quand vous vous faites arnaquer par un seul boulanger, c’est un problème de tournure d’esprit, pas un enjeu de société.
Le pire dans tout ça, c’est l’immense contre-sens qui est fait dans cette affaire : Un type manifeste, il sort sa carte de presse sans être en service, fait le guignol devant une caméra et obtient ce qu’il veut (du buzz), tout le monde en convient, mais on fait quand-même haro sur la profession (des types en service donc) et tout le monde est content, personne ne relève la contradiction. Ben franchement merci. Non, vraiment, les 37389 journalistes restants vous remercient votre attention. Ils n’avaient rien demandé et jusqu’ici on se foutait de cette histoire et du type de C+ comme de l’an 40. C’est vrai que maintenant, on se sent plus concerné.
Que la foule soit bête, c’est un axiome sociologique, presque un pléonasme. Qu’on soit au Xe ou au XXIe siècle n’y change rien. Par contre, connaissant Article XI, ça me chagrine un peu de retrouver cette histoire et ce raisonnement démago sur le site. Je vous croyez un peu plus fins que ça, surtout avec le nom que vous avez choisi. Enfin, bon courage quand-même pour la version papier.
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Debrief
Voici ma conclusion :
- L’exploitation d’un lieu commun né d’un sujet inexistant (mais qui prend l’apparence d’une vraie question) permet de créer le faux débat et d’alimenter le lieu commun. La volatilité des messages via les réseaux sociaux fait le reste ;
- Cette gestion du buzz permet, sous l’apparence d’un énième débat liberté d’expression et de la presse/abus de pouvoir des journalistes (message à valeur hautement médiatique car les médias adorent parler d’eux-mêmes), de promouvoir une « agence », MoasPress. Cette vidéo, suivie de celle-ci, permettent de se faire une idée de la démarche.
And the winner is…
MoasPress qui a réussi une opération d’exposition médiatique gratuite en générant quelques dégâts collatéraux au passage. Bravo ! Quant aux desseins du journaliste de Canal+, ils restent bien mystérieux.