Le corps incarcéré : un superbe web-reportage du Monde.fr
En matière de reportage rich-media, j’ai toutes les peines du monde à dénicher des initiatives françaises intéressantes. La plupart du temps, on affuble de ce nom « hype » un simple diaporama sonore habillé de noir, et zou ! champomy, congratulations, France Gall à fond et lunettes à grosses montures écaillées pour tout le monde ; le futur est à nous !
Sauf que le futur, il est juste passé il y a 10 ans, que toutes les technologies utilisées dans le « Web 2.0 » sont connues depuis la fin des années 90, et que seul l’immense ego des journalistes pour qui technologie rime avec industrie (comprendre méprisable travail manuel indigne d’un cerveau de compétition, hum…) contribue à faire stagner la créativité au ras des pâquerettes. Voici donc une exception rafraichissante dans un monde dans lequel Internet c’est compliqué, c’est tout nouveau.
Le reportage s’intitule « Le corps incarcéré » (lauréat du prix du Web-documentaire RFI/France 24 à Visa pour l’Image 2009) et il est très intéressant pour plusieurs raisons.
Une construction simple et un internaute libre
Le montage est extrêmement simple et efficace : on réalise un diaporama sonore qui sur le mode du témoignage qu’on balise de chapitres liés à la barre de progression. Ceux-ci se colorent au fur et à mesure de la progression dans le reportage, mais on peut aussi cliquer dessus pour naviguer au sein du sujet. En dessous, trois vidéos de professionnels permettent d’apporter une expertise sur les sujets abordés. Le tout est supporté par une mise en page sobre et élégante qui s’étale sur toute la page.
Pourquoi cela fonctionne-t-il aussi bien ? Je pense que c’est dû au fait que le Monde.fr a décidé d’appliquer au web ce que le lecteur pratique lui-même depuis l’invention du journal papier : la possibilité d’entrer dans le reportage par où il veut et au moment où il le désir. En papier, le lecteur choisirait d’entrer par une photo, un encadré, un intertitre, etc. On touche ici à une hantise du journaliste : lâcher la bride au lecteur, le savoir libre de gambader gaiement au sein d’un sujet sans suivre le parcours linéaire que le journaliste (esprit ô combien éclairé) à construit pour lui.
La redécouverte de la qualité
Autre point qui concourt à la qualité de ce reportage : je remercie chaleureusement le journaliste qui a réalisé la prouesse mentale d’associer les termes web et qualité. Eh oui, le web, ce n’est pas du sous-journalisme, c’est juste un nouveau support. C’est la manière de l’utiliser qui conduit les journalistes à faire autre chose que leur métier.
Mais qu’à donc fait Le Monde.fr pour réaliser un tel exploit ? Pas grand-chose en fait. Ils ont fait appel à ce qu’on nomme la compétence. Un propos pertinent (du journalisme quoi !) et un univers sonore maîtrisé, sensible, sur des images dont on aimerait rencontrer le niveau photographique un peu plus souvent.
Pareil pour les vidéos ; un montage sobre, claire et laissant le champs libre à un propos pertinent, porteur de sens. Il ne fallait rien de plus. On redécouvre timidement la qualité, une notion plutôt bien intégrée en photo dans les années 70-80 et en son radio jusqu’au début des années 2000. Sortir la tête de la soupe habituelle, ça fait tout drôle.
Enfin, la rubrique bibliographie avec sa section « Liens » permet à l’internaute d’approfondir le sujet par lui-même ; même si je la trouve pauvre et anecdotique dans le cas présent.
C’est une notion essentiel en rich-media. L’internaute doit pouvoir accéder à d’autres clés de compréhension que celles fournies par le journaliste. Sur le web, l’information n’est plus transmise de manière verticale, du journaliste savant au lecteur ignorant, mais de manière transversale, selon un parcours au sein duquel le journaliste constitue un « nœud de raccordement » entre une problématique et l’internaute qui a sûrement déjà une idée sur le sujet et la volonté (et la possibilité) d’aborder le sujet sous un tas d’angles différents.
En coulisses
Je vous invite à lire l’interview du réalisateur de ce reportage, Soren Seelow, qui raconte les coulisses d’un reportage qui aura tout de même demandé trois mois de réalisation.
Le problème de la rentabilité d’une telle réalisation, soulevé en commentaire de cette interview, reste entier et constitue, à mon sens, le point essentiel de la non prolifération de ces reportages.