Carte de presse, Pascale Clarke, salauds de nantis et Compostelle
Je profite de la tournée française, et bientôt mondiale, de Pascale Clarke « I lost my press card and I cry » (j’adore l’a capella de Patrick Cohen dans l’interprétation de « J’irai couper ma vieille carte de presse sur vos tombes ») pour faire un petit topo sur… la carte de presse. Parce que je ne sais pas si vous avez remarqué mais les gens se comportent dans la vie comme en fin de soirée : plus les vapeurs de l’ignorance occupent une place importante dans l’organisme, plus le corps ressent le besoin de les répandre en flaques graisseuses sur le sol, voire (et surtout) sur les pieds des copains.
— Ouais, la carte de presse, c’est pour avoir des privilèges. La preuve, vous allez au musée gratos, han !
— Aux dernières nouvelles, le journalisme est un métier, pas un passe-temps. Et pour la majorité des journalistes, vivre de ce métier c’est comme faire le pèlerinage à Compostelle en marche arrière sur les genoux en se flagellant sans être sûr qu’on ne va pas se voir offrir à la place de la sainte coquille une boule à neige Tour Eiffel sans neige.
Pourquoi les jeunes veulent-ils toujours faire cette étrange activité ? Mystère. Ils devraient être traders pour des fonds de pension, ils rouleraient en Ferrari et on leur fouterait la paix. Bref, je disais donc, ces petits cons jouent à faire de l’info dans des journaux en attendant de faire un vrai métier et finissent par obtenir la carte de presse.
— De manière opaaaaaque… suivez mon regard…
— Où ?
— Je sais pas, suis-le quand-même. Et vous savez quoi ? Ils auraient des avantaaaaaages…suivez mon regard…
— Mais où ?
— Tais-toi je je cause : une note secrète trouvée à la machine à café du commerce du complexe médiatico-militaro-industriel révèle que le détenteur de cette fameuse carte peut entrer dans la plupart des musées et expositions !
— Euh oui. Bon, c’est vrai aussi entre autres pour la carte de demandeur d’emploi (plus efficace), la carte de l’Education nationale (la plus pourrie, mais vous avez choisi votre employeur en rapport hein…) et pour l’arme atomique qu’est…la carte Cultuuuure ! Et oui mesdames et messieurs, il existe une carte plus puissante que la carte de presse pour les expos et musées de la RMN, c’est celle de ces salauds de nantis du ministère de la Culture (nantis parce qu’il paraît qu’ils gagnent plus que le Smic) qui peuvent entrer en sifflotant au nez et à la barbe du caissier, accompagnés d’un second siffloteur, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes d’accord sur l’air à siffler, surtout dans les bureaux feutrés du ministère.
Et voilà notre pèlerin aspirant journaleux, j’ai nommé Albert L., (— le cinquième mousquetaire ? — Non Londres) se prélassant tranquillement entre les œuvres sans bourse délier, son ventre gargouillant paresseusement du McDo de midi.
— Ah !
— Sauf que ça fait partie de son job.
— Qu’ouïs-je ?
— Oui oui, tu ois. Comme les artistes, un journaliste ne peut pas s’arrêter d’être journaliste à 18h pétantes (en fait si, il y en a qui le font très bien). C’est même un devoir moral que de rester en alerte et curieux du monde qui l’entoure. Les lieux de cultures doivent donc lui être accessibles aux heures d’ouverture (la guilde des gardiens de musée et d’employés de la CAF est intransigeante sur ce point. Ils revendiquent l’invention de l’horloge à entrainement différé : elle commence la journée en retard et la termine en avance, ainsi que l’instauration de la trêve des combats à 16h pile pour le thé dans l’Angleterre médiévale, mais ce dernier point est encore largement discuté).
Idem pour les colloques et salons. Si un nombre conséquent de journalistes se privent de la lumière du jour pour déambuler dans des couloirs bondés et assister à des conférences où le public est moins nombreux que l’orateur, ce n’est pas forcément dans le but d’écrire le compte rendu du salon ni de piquer un roupillon au chaud, mais d’entretenir un réseau professionnel, de se maintenir à jour des connaissances de son secteur et trouver des idées de sujets qui seront traités plus tard.
Cette manière de procéder se nomme la sérendipité et je l’utilise très souvent. Je participe à des conférences, colloques ou salons dont j’ignore tout, mais j’y trouve des idées, des points de vue et des personnes ressources dont l’existence ne m’aurait jamais effleurée si je n’y avais pas assisté.
— Oui mais toi c’est pas pareil, tu es une perle rare.
— Je sais, ne m’interromps pas.
La carte de presse est en revanche obligatoire pour un tas d’endroits comme les lieux de pouvoir, le Sénat ou l’Assemblée nationale où j’ai coutume de l’oublier car il faut la laisser à l’entrée contre un badge tout moche que je planque dans ma poche. Associé à la coiffure dite des trois algues en suspension sur le caillou, l’oubli de carte de presse est un excellent moyen pour s’attirer la sympathie du personnel.
— Ok, mais les journaleux se font les concerts de Johnny gratos ! Je veux trop un selfie avec Johnnyyyyyyyyyyyy !!
— Euh, oui bon, pour les spectacles, c’est un fantasme. Sans réelle motivation et publication assurée, voire inscription de longue date sur une short-list, essayer de se faire accréditer pour un concert revient à vouloir faire avancer à mains nues une Lada dont on a oublié de desserrer le frein à main. Ou de faire partir Johnny à la retraite.
C’est aussi valable pour des endroits comme l’aquarium du Trocadéro où le tarif réduit a été pensé pour les résidents de l’Ouest parisien, la ménagerie du Jardin des Plantes (gratuit sur justification) ou les jardins du château de Versailles payant pendant les grandes eaux. Un journaliste y va gratuitement s’il a rendez-vous, mais admettez qu’un plombier qui débouche les toilettes d’un bar n’est pas obligé d’acheter une conso…
En sept ans de carte, les deux seuls avantages que j’ai obtenus par hasard sont une réduction sur le thé à Mariages Frère qui a fait long feu et le Code civil 2009 qui m’a servi de cale porte pour aérer ma chambre. Je dois très mal m’y prendre.
— Ok, mais toi t’es un boulet.
— Dis-donc p’ti con ! C’est parce que je suis intègre.
— C’est pareil. Mais il y en a qui ont plein d’avantages…suivez mon regard…
— C’est vrai !
— Ah ! Je le savais !
— Comme dans toutes les professions, plus vous êtes riches moins vous dépensez. Regardez autour de vous. Il y a aussi, comme dans tous les métiers, ceux qui se font payer en nature (voiture, voyage, refaire la cuisine, etc.). Les journalistes ne font pas exception mais la carte de presse n’entre pas en compte dans ce jeu. C’est juste moralement très discutable.
Et d’ailleurs, en parlant de morale, le problème vient très certainement que ce document barré tricolore sur lequel est marque « République Française » n’est pas du tout engageant ni contraignant pour son possesseur.
— Gné ?
— Contrairement à l’ordre des avocats ou des médecins, un journaliste ne peut pas être radié de la profession pour manquement à la déontologie ce qui en réduit considérablement la portée. Les chartes éthiques brandies comme des étendards dans la tempête des dérapages médiatiques n’ont aucune valeur. Rien, que dalle, nada.
Tout ce qui intéresse la commission de la carte est que 51% des revenus de l’année précédente proviennent de feuilles de salaires sur lesquelles figure la mention de la convention collective des journalistes. C’est pourquoi tant de journalistes payés en notes d’auteur, factures, honoraires ou monnaie de singe par un nombre croissant d’employeurs peu scrupuleux ne peuvent accéder à la carte. A ce niveau, ce n’est pas tant la commission qu’il faut blâmer que les employeurs qui font n’importe quoi en toute impunité. Journaliste = salaire. Mais ça, tout le monde s’en fout.
Voilà pourquoi la carte de presse française est aussi étrange. Comme carte professionnelle elle donne certains accès, voire menus avantages à la marge, et identifie un journaliste comme tel sans toutefois exclure de la profession ceux qui ne l’ont pas, et ne réclame aucun compte moral en contrepartie.
— Si je comprends bien, on ne peut pas reconnaître un journaliste respectueux de la déontologie de son métier grâce à sa carte ?
— Non.
— Et donc un journaliste n’est pas défini par la seule possession de la carte de presse ?
— Eh non. Pour bouffer un peu, il faut parfois accepter des statuts comme intermittent du spectacle.
— Mais alors un journaliste respectueux de la déontologie de son métier peut être privé de la carte qui l’identifie comme journaliste en raison de son seul salaire ?
— Tout juste Auguste.
— Je m’appelle pas Auguste.
— Pas grave c’est pour l’effet.
— Alors à quoi sert réellement la carte de presse française en l’état actuel ?
— En dehors du calcul de l’ancienneté professionnelle qui majore un peu le salaire, je ne sais pas.
— Eh si, moi je sais à quoi sert la carte, salauds de nantis, vous avez une niche fiscale et des comptes en Suisse !
— Ah nous y voilà. Les journalistes bénéficient d’une allocation pour frais d’emploi qu’on appelle communément abattement fiscal. Il permet de déduire 7650 euros de ses revenus. Un tas de professions bénéficient de telles dispositions et il ne s’agit pas de cadeaux.
En ce qui concerne les journalistes, cette disposition a été votée à la suite de luttes syndicales car les frais des journalistes pigistes n’étaient pas remboursés. Et un reportage peut coûter largement plus cher que ce qu’il ne rapporte. Par extension, tous les journalistes y ont eu droit, même ceux en poste.
— Et les comptes ?
— Demande à Cahuzac, c’est lui le geek. La carte de presse n’a rien à voir dans l’attribution de l’abattement, mais comme elle est délivrée des critères similaires, il est courant, mais pas systématique, que le bénéficiaire de l’abattement soit possesseur de la carte de presse.
— C’est quand-même un avantage. Dans mon métier on n’a pas cette chance !
— Plutôt que de râler et tenter d’obtenir un nivellement par le bas des acquis sociaux par jalousie et paresse, toi et tes confrères pourriez procéder à l’extraction de vos phalanges du fondement pour obtenir des mesures fiscales adaptées à votre profession.
— C’est méchant !
— Je sais, j’aime ça.
— Mais vous faites vos reportages par téléphone alors c’est juste un avantage !
— Il est vrai que la profession devient plus concernée par le risque de cancer colorectal dû à la sédentarisation que par les risques inhérents au grand reportage. Mais s’il peut paraître tentant de supprimer l’abattement car certains journalistes travaillent en rédaction le bas du dos en parfaite symbiose avec le coussin du fauteuil, cette population n’est pas représentative et la disparition de l’allocation ne ferait qu’accroître la précarité de frère Albert L., notre jeune journaliste sacerdotale en plein pèlerinage, le ventre un peu vide mais les yeux remplis d’étoiles (il ne le sait pas encore, mais il va en chier).