Après s’être habitué au confort apporté par le numérique, il est difficile de revenir en arrière. Visibilité instantanée des images, capacité de prise de vue presque illimité, format RAW permettant un traitement infini… Nombre de photographes pensent que la technologie numérique a relégué le film celluloïde au musée des procédés anciens. Pour ma part, je ne pense pas qu’une technologie chasse l’autre, mais que cette évolution redéfinit les champs d’utilisation du numérique et de l’argentique. Il n’est donc pas incongru de travailler avec les deux technologies ; je le fait d’ailleurs avec plaisir.
En ceci, je trouve que la chaîne numérique s’adapte formidablement bien aux contraintes du reportage en offrant la possibilité de shooter juste presque à tous les coups, de transmettre rapidement les images, de développer ses photos de plusieurs façon et de les archiver plus facilement que des films. Formidable ! Mais les photographes ne se font-ils pas piéger par le matériel ? N’assistons-nous pas à la standardisation d’un acte créatif se transformant en production industrielle ?
Normalisation
Shooter juste à tous les coups… Quelque chose me gêne un peu dans tout ça.
D’abord, les photos sont presque toujours bonnes. Enfin, je veux dire par là qu’elles correspondent presque toujours au standard technologique de la bonne photo : nettes, bien exposées… Chaque écart est contraint dans la norme. Il suffit de faire un tour sur les forums photo ou sur des banques d’images comme Flickr pour s’en rendre compte : les photos sont techniquement toutes les mêmes. Mais je remarque aussi qu’elles sont presque invariablement vides de sens ; l’objet de l’admiration des spectateurs pour une image tient désormais en grande majorité dans la maîtrise technique de l’auteur.
Cette renormalisation de l’esthétique sur une échelle ridiculement courte et sur des canons non plus symboliques mais technologiques, entraîne, à mon sens, un glissement des valeurs esthétiques vers le produit technologique d’un ensemble capteur/microprocesseur/logiciel de traitement. Mais surtout, elle induit un sentiment de maîtrise, de puissance de la part des opérateurs qui les conduit à techniciser la photographie à l’extrême et à se sentir obligé d’entrer dans une logique de contrôle total de « l’outil de production » (l’évolution du langage est révélatrice en ce sens au travers de termes comme « workflow » [flux de travail] au lieu de « développement », « tirage », révélation »…). En ce sens, le « comportement numérique » des photographes est en train de tuer, non pas l’argentique, mais l’art de l’accident.
La poésie de l’accident
Une anecdote pour commencer : une photographie comme celle du débarquement allié par Robert Capa aurait-elle eu le même impact sans accident de séchage ? Nous ne le saurons probablement jamais, mais c’est un accident qui l’a fait entrer dans l’histoire. Une chose est sûre cependant : jamais cet « heureux » accident n’aurait existé si Capa avait suivi un workflow numérique standard car aucun éditeur de logiciel de traitement photographique n’a prévu qu’un événement inattendu puisse survenir durant le flux de production.
Or, l’accident c’est la vie ; c’est le détail qui sublime une composition plate ; c’est ce monde de l’incertitude qui étonne, émerveille ou déçoit. C’est par lui qu’on tremble à l’idée du ratage ou qu’on espère un résultat sublimé. En tout cas, il provoque toujours une attente fébrile. C’est la magie de pouvoir flirter avec la perte de contrôle à toutes les étapes du processus de création de la photographie. C’est l’élément incontrôlable, cette surprise, qui peut bouleverser le sens d’une image au gré du hasard.
Malheureusement, une peur irraisonnée s’abat sur ce monde. Désormais, il faut provoquer l’accident. C’est l’acte volontaire de ne pas tout à fait viser comme il faudrait, de ne pas tout à fait exposer selon les indications de la cellule ou d’appliquer des filtres imitant le rendu et le grain des films argentiques qui rouvre la voie de l’accident, de l’inattendu. Car, quelque part, la profusion de ces filtres téléchargeables sur le Net montre que cette maîtrise et ce rendu lisse et trop parfait ne convient pas à grand monde. Mais tout cela sent le frelaté.
En effet, l’accident photographique n’est à mon sens pas le seul produit de l’aléa technique. Il s’agit aussi d’une manière d’aborder la photographie elle-même. Le photographe ayant intériorisé l’accident se met lui-même en condition d’accident de prise de vue : son placement dans la scène, son regard, le moment précis du déclenchement. C’est toute une prise de risque qui intervient et que je retrouve de moins en moins dans les images contemporaines.
Distanciation entre photographe et sujet
Dans cette absence de prise de risque, j’assiste de plus en plus à un glissement du photographe de la position d’acteur ou tout du moins de participant à la scène à une position de spectateur. Peur d’abîmer le matériel si chèrement acquis (à gamme égale, les prix des boîtiers ont plus que doublé lors du passage au numérique) ? Je pense que ce phénomène existe, mais à la marge seulement, moins même que la fascination que provoque le « beau jouet » sur le photographe et qui le détourne de son sujet.
En fait, je crois que ce qui provoque cette absence d’implication, de relation entre le photographe et son sujet, c’est tout simplement que la technique prend un tel espace dans la scène que l’opérateur se voit reléguer derrière une frontière matérielle (la taille du matériel) et mentale : la technique propose tellement de possibilités de post-production que les photographes ne « sentent » plus un sujet en couleur ou noir et blanc (puisque tout est modifiable), ne « sentent » plus la lumière (puisqu’il n’y plus que très peu de risque d’erreur) et ses subtilités, et donc ne contextualisent plus la scène. Combien de photographes sont encore capables de « sentir » qu’ils ont réalisé une bonne image sans regarder leur écran ? Combien de photographes voient dans le viseur l’image terminée (développée et tirée) avant même de déclencher ? Combien de photographes s’impliquent réellement dans la relation photographe/sujet ? Combien de photographe cela intéresse-t-il d’ailleurs puisqu’il suffit de shooter, de regarder la forme des courbes de couleur et la tête de la photo sur l’écran pour savoir si l’image est bonne, puis de tout refaire sur ordinateur ?
Problème, l’image est bonne par rapport à quoi ? Un histogramme peut-il juger de la valeur symbolique ou émotionnelle d’une photographie.
Il est pourtant très simple de réaliser des images numériques tout aussi porteuses de sens que celles réalisées en argentique par des auteurs de renom. Il suffirait juste que les photographes oublient (mais oublient vraiment !) la technique. Arrêter de fanfaronner avec son Canikonax à 8.000 euros autour du cou, arrêter de vouloir accéder à tout prix aux données techniques de chaque prise de vue ; faire comme si la technique ne pouvais rien après la prise de vue. Mais voilà, un autre problème survient : faire comme… L’esprit peut-il réellement se mettre en condition ? Il faut une sacrée discipline personnelle pour résister à tous les outils de confort.
Heureusement, beaucoup de photographes qui ont mené leur carrière en argentique continuent de penser la photo de la même manière en numérique. Mais ceux qui n’ont jamais « grillé un film » ? Sont-ils la génération de photographes producteurs d’images conformes aux normes des constructeurs et s’émerveillant de la moindre image un tant soit peu porteuse d’humanité ?
J’espère que non.